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Comment un “hack” de la loi sur la liberté de la presse a permis à un tribunal d’interdire les publications futures d’un média indépendant

Comment un “hack” de la loi sur la liberté de la presse a permis à un tribunal d’interdire les publications futures d’un média indépendant

Si vous vous intéressez à l’information, à la liberté d’informer, et aux lois qui permettent aux journalistes d’exercer leur métier, il faut regarder de plus près à l’affaire Altice / Reflets. Pourquoi ? Parce qu’elle a été peu médiatisée. Et pourtant, elle raconte quelque chose d’important sur les failles qui menacent notre droit à l’information.

Quelle est l’histoire ?

Suite à une demande de rançon « infructueuse » auprès de la société Altice (propriétaire entre autres du groupe SFR et de BMFTV), un groupe de hackers a décidé de rendre public au mois d’août (sur le dark web) une partie des données confidentielles qu’il avait volées à l’entreprise, notamment des codes secrets des salariés du groupe. Jusque là, on peut dire : c’est mal, c’est une demande de rançon et du chantage.

Le site d’infos Reflets, un site de presse indépendant dont vous pouvez lire la charte de déontologie ici, a eu accès à des données confidentielles diffusées sur le darkweb (par ailleurs accessibles à tous). Il a décidé de produire 3 articles journalistiques sur ce que révélait ces données, notamment sur le train de vie de la famille Drahi. L’un. des articles est par ailleurs passionnant (disons d’un point de vue anthropologique, n’est-ce pas), dans ce qu’il révèle du train de vie de ces personnages publics. Cependant, il ne porte aucunement atteinte au secret des affaires (c’est ce que reconnait le tribunal) et ne divulgue aucun code secret par exemple. On peut critiquer l’intérêt journalistique de la démarche de Reflets, mais pas sa légalité.

Cette histoire a tous les accents d’un David contre Goliath : le grand méchant groupe industriel aux millards d’euros qui attaque le petit média indépendant aux 40.000€ de chiffre d’affaires annuel. Et c’est d’ailleurs un peu sur ce ton que le débat s’est enflammé dans le cercle restreint des petits médias. Du coup, l’affaire n’a guère dépassé ce cercle. Et c’est dommage parce que c’est une autre histoire qui se raconte derrière. Elle est plus structurelle, plus grave. Et elle mérite que l’on creuse un peu. La bonne nouvelle, c’est que toutes les infos ou presque se trouvent dans la décision de justice que vous pouvez consulter ici.

Il peut y avoir un débat sur l’intérêt du média en question de diffuser ces informations, mais c’est son droit. On appelle ça la liberté d’informer. Elle n’est pas vierge de garde-fous (notamment en cas de diffamation de mauvaise foi) mais il est généralement difficile de faire taire légalement un journaliste d’investigation. Et c’est plutôt une bonne chose pour la démocratie.

Il peut aussi y avoir débat sur la démarche d’Altice de poursuivre un média sur les infos qu’il divulgue. Et sur les moyens financier dont elle dispose pour attaquer un petit média. Mais c’est également son droit.

Sauf qu’il y a eu un bug, comme disent les hackers.

Dans une décision du tribunal de commerce du 6 octobre 2022, le média indépendant Reflets (publication de Rebuild.sh) a été interdit de publier de nouveaux articles sur le sujet. Pourtant, le tribunal se juge lui-même incompétent sur le fond (c’est à dire notamment sur la question de la liberté d’expression). Il reconnait même que les articles déjà publiés par Reflets ne sont pas incriminables, même s’il se juge AUSSI incompétent sur un certain nombre d’appréciations comme l’atteinte au droit à la vie privée. En revanche, il décide quand même d’interdire la publication future d’articles, dont il ne connait même pas le contenu.

Comment cela a-t-il été rendu possible ? Eh bien par une sorte de hack, mais pas informatique celui-là, un hack juridique si j’ose dire.

La procédure intentée par le groupe Altice s’appuie sur une nouvelle loi française, du 30 juillet 2018, faisant suite à une directive européenne sur le secret des affaires. L’objectif de la loi est d’assurer, au profit des entreprises, la protection des informations secrètes ayant une valeur commerciale, et cela de manière uniforme au sein de l’espace européen.

Cependant, le texte précise très clairement qu’il ne peut être utilisé dans le cadre d’une action portant porter atteinte à la liberté de la presse, droit défendu par la loi française mais aussi par l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, relatif à la liberté d’expression.

Alors pourquoi Altice a-t-elle obtenu gain de cause ? Parce que ce texte relève visiblement du code de commerce, donc du tribunal de commerce. Or ce dernier ne s’estime pas pas compétent (c’est ce qu’il dit) en droit de la liberté de la presse. Hum.

Or, tout en ne s’estimant pas compétent, le tribunal a quand même décidé d’interdire les prochaines publications d’un média. Ce qui, selon l’avocat du média attaqué est une aberration. D’autant plus que, ajoute-t-il, “on ne peut statuer sur une information que lorsqu’elle est publiée et on ne peut pas présupposer de l’existence d’un abus”.

Lors de la publication de cette loi, l’association Reporters Sans Frontières avait déjà alerté sur le risque que cette loi faisait peser sur la liberté de la presse. Après différents aménagements, l’association avait cependant jugé que la loi offrait «  une protection satisfaisante pour les journalistes, mais insuffisante pour les lanceurs d’alerte. » Finalement non. Il y avait une faille, et c’est une sorte de hack de procédure qui a rendu possible cette décision.

Ce qui est également ennuyeux dans dans cette affaire, c’est qu’elle contribue à renforcer le sentiment de défiance du public vis à vis des médias (dont le groupe Altice possède quelques fleurons) et de la justice.

Reflets a désormais quinze jours pour faire appel. L’affaire devrait être renvoyée devant la Cour d’appel de Versailles (Yvelines), avec, “cette fois-ci”, précise le journal Le Monde, “trois magistrats professionnels”.

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(Illustration réalisée avec l’intelligence artificielle de Midjourney)